08.05.2021
Judit Reigl est née en Hongrie en 1923 et arrivée en France en 1950, après huit tentatives clandestines pour franchir le rideau de fer. Elle retrouve à Paris son compagnon d’études aux Beaux-Arts de Budapest, Simon Hantaï. Ce dernier l’introduit auprès d’André Breton en 1954 qui, séduit par ses toiles surréalistes, l’invite à exposer à L’Étoile scellée.
Elle s’éloigne ensuite du surréalisme et réalise plusieurs séries marquées par une intense gestualité : ce sont les Éclatement (1955-1958), les Centre de dominance (1958-1959) et les Écriture en masse (1959-1965).
Parallèlement, les toiles ratées sont conservées sur le sol de son atelier et foulées, recouvertes des déjections picturales puis reprises, et enfin retravaillées : ce sont les Guano (1958-1965), l’équivalent physique et matériel de l’ambition cosmique de ses œuvres gestuelles.
Plus que l’élégance formelle du geste, c’est son authenticité que Judit Reigl recherche, une authenticité qui la mène à une figuration imprévue, faite de torses anthropomorphes – principalement masculins – peints avec force dans une apesanteur située entre l’envol et la chute et occupant toute la surface de ses toiles (Homme, 1966-1972 et Drap-Décodage, 1973). Ce travail culmine avec la série abstraite des Déroulement (1973-1985) où l’artiste approfondit une écriture automatique faite de tracés colorés émergeant par transparence au revers de la toile. Dans ses ultimes séries abstraites des années 1980-1988 réalisées sur le même principe, des rectangles monumentaux apparaissent progressivement, évoquant des « portes » où se glissent des silhouettes humaines (Face à…, 1988-1990). Dans la suite de ces apparitions figuratives, les corps nus se multiplient : ils apparaissent seuls ou en groupes, de face ou en lévitation, mais toujours en silhouette sur fond uni, réduits à l’essentiel de leur être. Ce retour à la figure témoigne d’une obsession constante chez l’artiste : celle de faire du corps – agissant ou représenté – le sujet même sa peinture.
La fresque, réalisée en 1966 et issue de la série Homme, était située dans l’atelier de l’artiste à Marcoussis. Suite au décès de Judit Reigl le 6 août 2020, afin de préserver cette œuvre majeure de sa maison qui allait changer d’occupant, le Fonds de dotation et la Fondation Dina Vierny se sont rapprochés afin de trouver une solution pour que la fresque soit sauvée et conservée dans une institution parisienne facilitant les prêts en cas de demande pour des expositions. Cette opération fut dirigée par Janos Gat, membre du Fonds de dotation et financée par Pierre et Alexandre Lorquin, directeurs de la galerie Dina Vierny à Paris. L’opération, très délicate, fut menée sur une durée de quatre mois par Erika Szokán, conservatrice spécialisée dans la technique de la fresque.
“ A partir de février 1966, cette même écriture (abstraite) se métamorphosait indépendamment de ma volonté, plutôt contre celle-ci, en forme de plus en plus anthropomorphe, en torse humain. Imperceptiblement d’abord, puis de plus en plus consciemment après 1970, j’ai essayé d’intervenir, de souligner l’aspect émergeant de ces corps dressés. ”
J. Reigl in catalogue de l’exposition Judit Reigl, Paris, Galerie Rencontres, 1973
Cette œuvre fut réalisée sur un mur car, selon les dires de l’artiste, elle n’avait, à ce moment-là, plus de toiles vierges pour peindre. Elle est issue d’une année charnière car elle correspond au moment où la série Écriture en masse laisse progressivement place à des formes anthropomorphes. L’écriture automatique devient une écriture anthropomorphique et des corps d’homme commencent à jaillir de ses compositions abstraites. C’est ainsi que le geste humain et subjectif, cette écriture non alphabétique qui dans les Écriture en masse était un instrument de sa peinture, s’est progressivement incarné sur la surface de la toile pour devenir le sujet même de ce qu’il exprimait : la quête des mystères de l’Homme.
Chose tout à fait unique dans la série Homme où un seul corps est peint sur la toile, deux personnages sont ici représentés. Judit Reigl a fait référence à plusieurs récits pour l’interprétation de cette fresque, la plus évidente étant la lutte de Jacob et l’Ange et, moins connue, la légende de Sainte Marciana de Tolède, martyre chrétienne morte dans l’arène tel un gladiateur après avoir déjoué par son courage les premiers assauts contre elle.
Reigl a souvent utilisé le terme « mes lutteurs » au sujet de sa fresque, tout simplement car la composition vient des Lutteurs de Courbet, conservés au Musée des Beaux-Arts de Budapest. Ces Lutteurs fut la première œuvre importante du XIXe siècle qu’elle vit à l’âge de dix-huit ans et son influence fut très grande sur toute la suite de sa carrière.
La disposition des deux corps est également à rapprocher de différentes œuvres antérieures de l’artiste, où les corps se combattent, comme dans La lutte de Jacob avec l’ange (1948), ou s’étreignent, comme dans Amitié entre paysan et ouvrier (1948). Judit Reigl commentait ainsi cette dernière œuvre : « Le tableau intitulé Amitié entre paysan et ouvrier, que m’avait inspiré Les Quatre Tétrarques de Venise, devait être la maquette d’une fresque de grande dimension. Comme je l’ai déjà dit, quand j’avais dû faire mes adieux à Betty, à Venise, c’était à côté de cette statue touchante. Je lui ai demandé́ de la dessiner et de m’envoyer son croquis et, sur cette base, j’ai peint de mémoire mon tableau sur lequel les « empereurs » ouvrier et paysan nous représentent toutes les deux. La ressemblance avec Betty est volontaire, moi – comme toujours –, je suis plus difficile à reconnaître. »
On pourrait donc voir dans la fresque de l’atelier, qui à l’époque était derrière le mur de son lit, la représentation d’une étreinte entre elle et Betty, son amour de toujours, avec qui elle vivait au moment de la série Homme. Cette étreinte amoureuse serait comme la représentation d’une allégorie universelle de l’amour et de l’accouplement tendant à exprimer plus généralement ce qui animait l’œuvre de Judit Reigl : les mystères cosmiques de l’existence. Reigl était en effet très influencée, depuis ses lectures de jeunesse, par les théories présocratiques sur la genèse et le fonctionnement du monde, ainsi que par la formule « Panta rhei » du philosophe Héraclite signifiant que le monde est fait d’un mouvement perpétuel et d’un déroulement permanent.
Mais au regard de l’idée de combat que cette œuvre Homme représente aussi, on pourrait être tenté d’y voir une interprétation des théories développées par le philosophe Empédocle selon lesquelles l’univers est animé par l’interaction de deux forces : l’Amour et la Lutte.
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